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Chez Plouf
26 octobre 2021

Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, de Marie Pezé

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Marie Pezé est psychologue, elle a créé en 1997 une unité de soin "souffrance et travail" en région parisienne. Dans ce livre, elle nous relate des témoignages de patients, dans tous les secteurs d'activité, et elle décortique pour nous les mécanismes à l'oeuvre. Harcèlement individuel, méthodes de management dépersonnalisées, objectifs irréalistes, injonctions contradictoires ou incohérentes, persécution, modifications soudaines de poste, critiques infondées, surveillance outrancière, instabilité permanente des conditions de travail, pressions diverses, trahisons diverses, surcharges de ttravail, tout y passe. Et à l'arrivée, dans sa consultation, le craquage prend diverses formes, depuis la "simple" dépression jusqu'au décès sur le lieu de travail, en passant par les délires paranoïaques, le repli complet sur soi, etc. Marie Pezé a peut-être, en la matière, tout vu, tout entendu, et vécu aussi, puisqu'elle-même a fini par craquer, et a mis 3 ans à s'en remettre. 

Un témoignage à la fois de thérapeute et de travailleuse, donc, qui voit d'année en année les conditions de travail se dégrader, devenir moins supportables, moins vivables au quotidien, et amener de plus en plus de travailleurs et travailleuses à d'effondrer, dans tous les secteurs d'activité, à tous les échelons hiérarchiques. 

J'ai trouvé passionnante l'analyse des cas particuliers, car ils sont souvent généralisables, et Marie Pezé nous donne vraiment des clés pour comprendre : avant le récit pour mieux appréhender ce qui va arriver, et ensuite après le récit, pour analyser, décortiquer, saisir ce qui s'est joué. Il y a également à la fin du livre plusieurs annexes récapitulatives, avec les rôles de chaque intervenant, les grands schémas toxiques dans le milieu du travail, le tableau clinique global, la méthodologie d'entretien avec un patient dans cette situation, etc. Vraiment un petit livre très complet.

Etant actuellement concernée (en arrêt pour burn out ou, en français, "épuisement" -entre autre professionnel- depuis 2 mois et quelque), j'ai trouvé ce livre absolument indispensable, déjà parce qu'il est factuel, dépassionné, et que ça, c'est toujours très apaisant pour moi. Ensuite, il a été extrêmement déculpabilisant me concernant, je me suis sentie légitimée, car je me suis retrouvée dans certaines descriptions (euh... je coche toutes les cases moins une seule du DSM4 sur la description du syndrôme post traumatique !!), et surtout j'ai retrouvé ma situation de travail dans un grand nombre de descriptions des "pratiques organisationnelles potentiellement pathogènes", de manière quasiment caricaturale les derniers mois avant la chute. 

Ce livre me semble indispensable aussi pour qui n'est pas concerné, pour tout travailleur, à tous les échelons, par prévention ou pour aider à une prise de conscience, à une analyse de ses situations, à la nécessaire réflexion et prise de recul sur ses propres pratiques, pour mieux désamorcer si besoin, mieux analyser si ça tourne un jour, etc. Pas de quoi refaire le monde ou changer le système de plus en plus délétère, mais de quoi être un tout petit peu mieux armé, mieux informé, plus humain. Pour faire sa part.

 

***

Je m'interroge sur la situation d'impasse psychique que constitue l'impossibilité de démissionner d'un poste sous peine de perdre tous ses droits sociaux, son allocation chômage et, à terme, sa sécurité sociale. Et sur la même impossibilité de répondre aux humiliations, aux remarques, aux critiques sous peine de licenciement pour faute.

 

La surveillance constante des supercoachs, la mise en situation d'échec systématique liée à l'intensification du travail, le climat persécutoire qu'engendre la fréquence des changements de procédures deviennent des leviers traumatiques puissants et s'apparentent à un harcèlement organisationnel.

 

Les harcelés ne sont pas des salariés plus fragiles que les autres. Bien au contraire, ils se situent souvent du côté de l'authentique, du travail bien fait, dans les règles. Ils deviennent rapidement un corps étranger dans un collectif plus docile, plus laxiste, plus "je-m'en-foutiste". L'attaque exercée contre eux porte sur une posture : le juste et l'injuste, le vrai et le faux, le bien et le mal.

 

Je demande à Carole comment elle a réagi à toutes ces tentatives de déstabilisation, à cette suspiscion permanente : "J'ai été encore plus vigilante ! J'ai fait encore plus d'efforts pour que mon travail soit parfait." Hyperviigilance, surinvestissement dans la qualité du travail, activisme défensif : c'est la triade habituelle chez tout salarié en situation de harcèlement moral. Elle conduit à plus ou moins long terme à l'effondrement anxio-dépressif. 

Il faut comprendre que si l'hyperactivité sert les exigences du supérieur hiérarchique, elle neutralise aussi la perception de la souffrance chez le salarié.

 

Pour travailler ensemble, il ne suffit pas de juxtaposer les tâches, de prévoir les communications entre les postes, d'aligner les personnels les uns à côté des autres. Ce n'est pas ainsi qu'une équipe se fabrique. Pas davantage à coup de stages de team building, où, isolé dans un hôtel de luxe, un groupe de salariés se livre à la pratique passagère d'arts martiaux ou au déballage émotionnel de secrets intimes en pseudo-séances de dynamique de groupe. Une équipe se construit non pas dans le partage d'une intimmité forcée ou de conceptions théoriques, mais dans le partage des mêmes règles de métier. Cette construction suppose l'existence de discussions, de confrontations des opinions, de manière formelle au cours de réunions instituées, mais le plus souvent dans les espaces informels des pauses café, des repas, des échanges de couloirs, où s'ajustent les postures pratiques et les éthiques personnelles. 

 

La question de l'évaluation ou du contrôle qualité est aujourd'hui omniprésente dans toutes les organisations du travail, qu'elles soient publiques ou privées. Réponse à la judiciarisation des relations sociales dans tous les secteurs d'activité, la démarche qualité a abouti à la mise en place de normes d'évaluation qui, au fil du temps, se sont transformées en prescriptions supplémentaires pour le personnel et ont rigidifié les procédures de travail. L'évaluation comme dogme entraîne une autonomisation croissante du travail de chacun, des résultats à fournir, mais dans une plus grande solitude, sans les échanges avec le collectif, sans le soutien des collègues qui, dans la technique d'évaluation à 360°, deviennent même des ennemis potentiels... bref, sans la solidarité. Mais si on peut prouver le respect des décrets, aligner les chiffres flatteurs, le lien avec ce qui se passe réellement sur le terrain est très lâche.

 

extrait peze

 

La souffrance au travail doit être mise en relation avec le mouvement d'accroissement des performances exigées. Il implique le déploiement de puissants leviers de pression, de disciplinarisation et d'individualisation dans les relations de travail. Le harcèlement moral peut devenir le moyen de "faire rentrer dans le rang" des personnes considérées comme peu conformes ou, à défaut, de se débarrasser d'elles. 

Le succès du harcèlement moral est à mettre en relation avec une tendance plus large à la psychologisation des rapports de travail. Sous ce seul angle de vue, la remise en cause de la charge de travail ou des modalités d'exécution de la tâche ainsi qu'une élaboration collective du vécu au travail deviennent pus difficiles. Les possibilités pour surmonter les problèmes sont alors renvoyés à la personne elle-même. Le harcèlement moral peut contribuer à enliser les problèmes liés à l'organisation du travail dans les sables de l'interindividuel et, par là, éviter ou canaliser les conflits sociaux. Un problème peut ainsi glisser du collectf à l'individuel et le débat autour des conditions de travail ou des discriminations peut se déplacer vers les personnalités de la "victime" et de son "bourreau". Quant au stress, il "pasteurise" la perception du phénomène, et son potentiel de déstabilisation est donc très limité. En disant stress, on dit tout, d'un coup, depuis les troubles du sommeil jusqu'aux graves tableaux de stress post-traumatique. 

 

Les contradictions qui ne manquent pas de surgir entre le réel du travail et les prescriptions et procédures officielles peuvent mettre les cadres et les dirigeants dans une situation psychique inconfortable. Les cadres élaborent souvent des stratégies de défense qui passent par des positions idéologiques sur la description du travail. Celu-ci a été élaboré dans des bureaux de méthodes par des cerveaux rationnels qui établissent des procédures ne pouvant s'avérer inefficaces. C'est alors le personnel qui est jugé mauvais, dans un aveuglement défensif puissant qui laisse le travailleur de terrain à sa solitude et à sa souffrance, à l'incohérence du travail à accomplir. Cette posture de toute-puissance passe forcément par une dissimulation des questions qui remontent d'en bas.

 

***

Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Marie Pezé, 2008, 215 pages

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