Le soleil des Scorta, de Laurent Gaudé
L'histoire : la famille Scorta, de 1870 à l'époque contemporaine, dans un petit village des Pouilles, Montepuccio. On commence avec Luciano Mascalzone, qui revient au village après quinze ans de prison, pour prendre ce qu'il n'a pas eu quinze ans plus tôt : la belle Filomena... Vengeance-revanche, erreur, mort, tout se mêle à toute allure dès les premières pages, et ainsi naît la lignée des Scorta, dont nous suivront les enfants, puis d'autres enfants...
Mon avis : un roman d'une force exceptionnelle ! J'ai adoré retrouver dans ce livre cette façon si typique qu'ont les Italiens du sud d'être à la fois fiers, forts et sentimentaux, ce mélange unique et inimitable de rudesse et de tendresse (pour info à ceux qui ne me connaissent pas : monsieur Plouf est moitié Sicilien). Laurent Gaudé sait faire émaner ça de son roman avec une puissance et une délicatesse inouïes. Les personnages existent, le roman est habité, le décor remarquablement planté, de manière concise, d'une poésie brute. Ne nous reste donc plus qu'à suivre les générations, la vie du village, les changements de morale et de curés à Montepuccio, l'importance des liens.
C'est difficile de parler de ce livre, saga familiale peu ordinaire, tout en étant très "classique", voire banale, et pourtant Laurent Gaudé nous emporte très vite, en quelques mots au début, nous voilà misérable lecteur écrasé de soleil, pour un peu on entendrait l'air bourdonner, on y est, on est un habitant des Pouilles, et voilà, c'est tout. On est là. Et on va partager la vie, la lignée, l'histoire, les secrets des Scorta comme on entendrait l'histoire de notre famille ou d'une autre famille proche et chère à notre coeur...
Je pense que je vous reparlerai de Laurent Gaudé (dont j'avais déjà parlé ici), qu'on me conseillait depuis longtemps autour de moi, parce que la découverte de cet auteur est vraiment un grand et puissant bonheur pour moi !
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Feuilletons ensemble quelques extraits... (quasi impossible de choisir, tous les mots sont justes, les images fortes, la poésie omniprésente, chaque métaphore exceptionnelle ou inattendue...)
incipit : La chaleur du soleil semblait fendre la terre.
page 130 : On mange dans le sud avec une sorte de frénésie et d'avidité goinfre. Tant qu'on peut. Comme si le pire était à venir. Comme si c'étiat la dernière fois qu'on mangeait. Il faut manger tant que la nourriture est là. C'est une sorte d'instinct panique. Et tant pis si on s'en rend malade. Il faut manger avec joie et exagération.
page 180 : Elia se resservit un verre. Le goût de la liqueur avait changé, lui semblait-il. Ce n'était pas la pierre qu'on avait pressée, ce devaient être plutôt des éclats de soleil. Le solleone, le "soleil lion", l'astre tyran des mois d'été. La liqueur sentait le sueur qui perle sur le dos des hommes lorsqu'ils travaillent aux champs. Elle sentait le coeur rapide du lézard qui bat contre la roche. Elle sentait le terre qui s'ouvre et se craquelle en suppliant pour un peu d'eau. Le solleone et sa puissance de souverain inflexible, c'est cela qu'Elia avait en bouche.
pages 236-237 : Il avait moins peur de la mort lorsqu'il se mettait à penser à tous ceux qu'il connaissait et qui avaient déjà fait ce passage. Comme un enfant qui tremble devant le fossé à franchir mais qui, voyant ses camarades sauter et passer de l'autre côté, s'enhardit et se murmure à lui-même : "S'ils l'ont fait, je peux bien le faire". C'est exactement ce qu'il se disait. si tous ceux-là étaient morts, qui n'étaient ni plus braves ni plus aguerris que lui, alors il pouvait bien mourir à son tour.
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Le soleil des Scorta, Laurent Gaudé, 2004, 247 pages