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Chez Plouf
17 juillet 2023

La Mère d'Eva, de Silvia Ferreri

lu 2023 07_silvia ferreri_la mere d eva

L'histoire : notre narratrice, c'est la mère. La mère d'Eva. Eva, elle, pour ses dix-huit ans, a voulu l'opération qui commencera la transformation de son corps en celui d'un homme. Elle a tout fait pour ça depuis des années, tout enduré. Et sa mère est là, assise sur une chaise dans le couloir, devant la salle d'opération. Elle attend. Et pendant cette attente, elle va nous raconter comme leur vie s'est déroulée, pour arriver jusque là, ce jour-là, à Belgrade, en s'adressant uniquement à sa fille, tout le temps. Nous sommes spectateurs de leur relation, de la façon dont cette mère la vit.

 

Mon avis : un livre d'une extrême sensibilité sur un sujet actuellement à la mode, mais terriblement délicat quand on le vit. Et ce roman, excellemment bien écrit (et donc, forcément, tout aussi excellemment bien traduit pour faire cet effet aussi dans sa traduction) réussit le tour de force de nous raconter une histoire à la fois singulière et plutôt universelle. Dans sa forme extrême. Et la mère d'Eva n'hésite pas à employer des mots forts, durs, violents, terribles, elle parle d'organes sains, de perfection, elle parle sans le dire de la conception que l'on a de la liberté de nos enfants, de l'image que l'on a de nous en tant que parents, de la façon dont notre attachement se fonde, cette façon souterraine à laquelle on n'a que rarement accès. Dans son parcours, cette famille a l'immense chance de croiser des professionnels compétents (et je sais de quoi je parle en parlant d'immense chance !), ce qui est rare. La conception de la maternité par la mère d'Eva pourra facilement être jugée abusive, elle est très italienne, très typiquement de la "mamma". Et pourtant, elle exprime si bien sa douleur, son ressenti, les divers glissements qui se font un par un, la torpeur un peu triste, comme en état de choc ou de sidération qui s'installe comme une deuxième peau, elle dit si bien tout ça, sans jamis le théoriser directement, qu'on ne peut que se sentir du même bois. La sincérité brute, l'absence de masque. Comme sa fille, en plus métaphoriquement, les tripes à l'air.

Un livre extrêmement émouvant, peut-petre surtout quand on sait de quoi elle parle. En tout cas, à titre personnel, j'ai été bouleversée par ce roman, et, même si je n'ai pas tout vécu de cette manière, même si j'ai réagi autrement en majorité, et que je conçois même la maternité en grande partie autrement, je suis bien heureuse d'avoir eu un temps l'impression qu'une voix portait toutes les nôtres, celles des parents concernés, qui d'habitude tenons nos plaies pourtant béantes dans un profond silence. Merci infiniment à cette journaliste pour ce récit qui m'a émue aux larmes par sa justesse. 

 

***

quelques extraits...

 

Il y a des parents dont les enfants, à vingt ans, sont des champions de natation ou de gymnastique. Ils les regardent à la télévision avec leurs amis et le reste de la famille quand ils ont des compétitions loin de la maison. Ou bien ils les suivent, une course après l'autre. Ils les accompagnent, les encouragent. On voit des photos où ils brandissent le drapeau italien avec dans les yeux une llumière qui dit au monde entier : c'est mon fils, vous le voyez, c'est mon fils. 

Et il y a des parents dont les enfants meurent à vingt ans sur une route, ils perdent leur vie contre une glissière de sécurité ou dans un croisement non respecté. Sur les fossés, on met des petites tombes, des fleurs, des poupées de chiffon, des inscriptions : "Ce n'est pas l'obscurité qui fera dormir ton âme, qi quelqu'un a vu quelque chose, qu'il le dise, ne le laissez pas mourir deux fois."

Et il y a des parents dont les enfants partent loin, dont les enfants se marient, divorcent. Dont les enfants ont des enfants. 

Et il y a des parents dont les enfants changent de sexe. A dix-huit ans. Après une vie passée à vous regarder avec des yeux inadaptés.

 

Les mères se trompent toujours. Moi, plus encore, évidemment.

 

Je la regarde et j'essaie d'imaginer sa vie. J'imagine que pendant qu'elle me parle, elle pense à sa fille, qui passe des vacances avec ses amies après le bac, peut-être, au lieu de se faire éventrer sur une table d'opération. Je le pense de chacune des personnes qui me connaissent, qui connaissent notre histoire. Je suis convaincue que lorsqu'elles nous parlent, elles tentent de cacher elur peine, l'horreur qu'elles éprouvent.

 

Je me suis demandé s'il y a eu un moment de tes toutes premières années où j'aurais pu comprendre ce qui se passait. Si j'aurais pu éviter l'enfer en étant là, plus présente, chaque jour, chaque heure. 

Mais je sais que même s'il y avait eu un moment, je n'aurais pas voulu voir. 

J'aurais délibérément tourné la tête en espérant qu'il y ait une période, un passage, un événement, une phase, un cours naturel des choses que la nature elle-même aurait rétabli au fil du temps.

 

Elle travaillait depuis des années sur des problématiques de ce genre, elle s'occupait tout particulièrement d'enfants. Et aussi de sparents, nous dit-elle par la suite, qui tombent jour après jour sous les coups de quelque chose de beaucoup plus grand qu'eux. 

Nous nous sommes assis dans la salle d'attente. J'observai ton père, l'homme que j'aimais : ses cheveux commençaient à grisonner, son visage était plus opaque, ses yeux plus lourds. Je repensai à nos années ensemble, au bonheur des jours avant ta naissance, à la vie qui nous trahit, à la pénible nécessité de rester à flot et de continnuer à nager parce que la seule alternative est de se laisser couler à pic et de se perdre dans les abîmes. 

J'ai pensé à toutes les personnes que je connaissais, à leurs vies heureuses, à leurs problèmes banals.

 

Je suis la clôture, le rempart, l'espace clos à l'intérieur duquel vous vous mouvez. Je suis la règle, la discipline, je suis le guide. Moi qui aurais voulu être l'eau qui porte vers la mer, je suis la terre ferme, l'arbre puissant et solidement enraciné auquel vous êtes tous accrochés, à l'ombre duquel vous vivez. 

 

***

La mère d'Eva, Silvia Ferreri, traduction de l'italien par Chantal Moiroud, 2017, 221 pages

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