L'histoire : Primo Levi, juif italien, a été déporté à Auschwitz en 1944, plus précisément au camp de travail de Monowitz. Il y restera jusqu'à la libération par les Soviétiques. Ce livre ets son témoignage, accompagné d'un appendice final ajouté en 1976, dans lequel il répond aux questions les plus fréquentes qui lui ont été posées lors de ses conférences sur le sujet.

Mon avis : ce livre était depuis de nombreuses années dans ma "pile à lire", seule la peur me freinait.Sa lecture en est fluide, facile, douce, le narrateur prend soin de son lecteur, il nous rappelle quand nous avions croisé tel protagoniste, explique juste ce qu'il faut, etc. Ca c'est pour le côté formel, parfait. Sur le fond, encore, c'est la maîtrise qui domine.

Le témoignage est à la fois magnifique et glaçant. Magnifique parce que détaillé, d'une sincérité totale, factuelle, nette. Glaçant justement parce qu'il semble qu'aucun affect n'ait eu sa place lors de ce récit terrible. Tout semble survolé, distancié, froid. On sait pourquoi, Primo Levi l'explique extrêmement bien, si bien qu'on sent au fond de soi jusqu'où il faut aller pour en arriver à cette pseudo-indifférence-là. L'organisation interne du Lager, la hiérarchie entre les prisonniers, les conditions de vie, tout est décrit comme si on y était, sans affect, libre à chacun de se faire son avis, Primo Levi nous livre un témoignage, pas un parti pris. En revanche, il nous livre aussi, avec une petite parcimonie mais beaucoup d'intensité, ses réflexions sur la condition d'humain, son analyse de certains pourquoi (pourquoi la soumission ? pourquoi l'absence d'entraide ? etc.).

J'ai aimé ce détachement, cette capacité à y réfélchir, cette paisibilité déchirante, même si je perçois aussi confusément qu'aujourd'hui, en notre époque de sur-valorisation et sur-représentation systématique de l'émotion, du pathos grandiose, de l'étalage de sentiments et de surenchère de larmoiements, ce livre pourrait être pris pour ce qu'il n'est pas et servir de prétexte à un "voyez, ça n'était pas si terrible", alors que justement, ici on a passé ce stade de la douleur dicible autrement que par des mots ordinaires. Parce que passé un certain seuil, les mots pour dire certaines choses n'existent pas. C'est alors que la sobriété prend toute sa valeur, et devient une force inouïe.

Incontournable.

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Feuilletons ensemble quelques extraits :

Häftling : j'ai appris que je suis un Häftling.

Mon nom est 174 517 [...]

Qu'on imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu'il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu'il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité : car il n'est aps rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même ; ce sera un homme dont on pourra décider de la vie ou de la mort le coeur léger, sans aucune considération d'ordre humain, si ce n'est,tout au plus, le critère d'utilité. On comprendra alors le double sens du terme "camp d'extermination" et de ce que nous entendons par l'expression "toucher le fond".

Et sur les échafaudages, sur les trains en manoeuvre, sur les routes, dans les tranchées, dans les bureaux, des hommes et des hommes, des esclaves et des maîtres, et les maîtres eux-mêmes esclaves ; la peur gouverne les uns, la haine les autres ; tout autre sentiment a disparu. Chacun est à chacun un ennemi ou un rival.

Conclusion : le vol à la Buna, puni par le Direction civile, est autorisé et encouragé par les SS ; le vol au camp, sévèrement sanctionné par les SS, est considéré par les civils comme une simple modalité d'échange. Le vol entre Häftlinge est généralement puni, mais la punition frappe aussi durement le voleur que le volé.

Nous voudrions dès lors inviter le lecteur à s'interroger : que pouvaient bien justifier au Lager des mots comme "bien" et "mal", "juste" et "injuste" ? A chacun de se prononcer d'après le tableau que nous avons tracé et les exemples fournis ; à chacun de nous dire ce qui pouvait bien subsister de notre monde moral en deçà des barbelés.

Si les Lager avaient duré plus longtemps, ils auraient donné le jour à un langage d'une âpreté nouvelle ; celui qui nous manque pour expliquer ce que c'est de peiner tout le jour dans le vent, à une température au-dessous de zéro, avec, pour tous vêtements, une chemise, des caleçons, une veste et un pantalon de toile, et dans le corps la faiblesse et la faim, et la conscience que la faim est proche.

Le sentiment denotre existence dépend pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous : aussi peut-on qualifier de non humaine l'expérience de qui a vécu des jours où l'homme a été un objet aux yeux de l'homme. [...]

Au-dessus de nous, qui étions nus, impuissants, désarmés, des hommes de notre temps cherchaient à se donner réciproquement la mort par les moyens les plus raffinés. Un seul geste de leur main pouvait provoquer la destruction du camp tout entier et anéantir des milliers d'hommes ; alors que toutes nos énergies,toutes nos volontés mises ensemble n'auraient pas suffià prolonger d'une seule minute la Vie d'un seul d'entre nous.

Dans l'appendice :

C'est bien pourquoi, lorsque j'ai écrit ce livre, j'ai délibérément recouru au langage sobre et posé du témoin plutôt qu'au pathétique de la victime ou à la véhémence du vengeur : je pensais que mes paroles seraient d'autant plus crédibles qu'elles apparaitraient plus objectives et dépassionnées ; c'est dans ces conditions seulement qu'un témoin appelé à déposer en justice remplit sa mission, qui est de préparer le terrain aux juges. Et les juges, c'est vous.

Dans l'Allemagne Hitlérienne,les règles du savoir-vivre étaient d'un genre tout particulier : ceux qui savaient ne parlaient pas, ceux quine savaient pas ne posaient pas de questions, ceux qui posaient des questions n'obtenaient pas de réponse. C'était de cette façon que le citoyen type conquérait et défendait son ignorance, ignorance qui lui apparaissait comme une justification suffisante de son adhésion au nazisme : en se fermant la bouche et les yeux, en se bouchant les oreilles, il cultivait l'illusion qu'il ne savait rien, et qu'il n'était donc pas complice de ce qui se passait devant sa porte.

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Si c'est un homme (Se questo è un uomo), Primo Levi, traduit de l'italien par Martine Schruoffeneger, 1945-1947, appendice de 1976, 315 pages

Si c'est un homme, de Primo Levi

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