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Chez Plouf
4 juin 2022

S'adapter, de Clara Dupont-Monod

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L'histoire : cette famille vit dans les montagnes des Cévennes. Il y a les parents, le fils aîné, 9 ans, et la fille cadette, 6 ans. Et puis naît un petit garçon, dont on comprend vite qu'il est très lourdement handicapé. Les pierres sèches du mur de la cour nous racontent cette histoire. D'abord du point de vue de l'aîné, puis de celui de la cadette, qui peuvent sembler radicalement différents voire opposés, mais ne le sont pas tant, et puis du point de vue... vous verrez bien.

 

Mon avis : un livre magnifique !! Aussi bien sur le plan de l'écriture : superbe, déployée, à la fois ample et précise, riche et accessible, émotionnelement détachée, factuelle, et terriblement empathique ; que sur le plan de l'histoire : poignante sans pathos, concise et pourtant générale, lointaine et omnisciente. Ce livre rend aux protagonistes le vrai rôle de héros qui est le leur, héros discrets, quotidiens, invisibles, anonymes, humbles, mais héros quand même. Et leur côté résolument, absolument, exclusivement humain, avec toute la palette que cela suppose. Et puis pas de politiquement correct, pas de sentimentalisme poisseux parce que ça ne se fait pas de dire qu'un enfant handicapé dans une famille, ça n'est pas facile à vivre, aucun de ces grands mots sempiternellement serinés où on doit toujours prétendre que c'est une chance, une privilège, qu'il faut positiver, et toutes ces billevesées qui voient le monde manichéen, en noir et blanc. Rien de ça ici, on ne se réjouit pas d'être en Hollande plutôt qu'à Venise, c'est comme ça c'est tout, ni on s'en réjouit ni on s'en plaint, exit la langue de bois socialement acceptable et habituellement imposée. Quel allègement !

Je suppose qu'en tant que mère d'enfants handicapés (même si rien d'aussi grave), j'ai été particulièrement sensible à ce qui est écrit ici, qu'on lit et entend rarement, et qui est incommensurablement réconfortant. La reconnaissance sans condescendance ni pitié ni admiration agit comme un baume, bien sûr, et d'autant plus qu'elle est rare. Elle autorise, là où l'habitude ets plutôt à la censure, à la peur, au tabou.

Mais il y a autre chose de plus universel dans ce livre, où d'ailleurs les personnages n'ont pas de noms : une psychologie fine de tous et de chacun, une analyse délicate des relations fraternelles et des bouleversements engendrés par une naissance hors normes. Et puis une paix, un apaisement, une acceptation sans résignation, qui flotte dans tout le livre et est très contagieuse, fait du bien. Au total, un vrai amour de la vie, quelle qu'elle soit, quelle que soit la manière dont elle nous malmène et nous fait souffrir. Et un vrai message d'amour adressé au lecteur.

Vraiment un livre magnifique, à tous points de vue. Un énormissime coup de cœur pour moi.

 

***

 

Bientôt, les parents parleraient de leurs derniers instants d'insouciance, or l'insouciance, perverse notion, ne se savoure qu'une fois éteinte, lorsqu'elle est devenue souvenir.

 

Les parents jetèrent un dernier regard à ce qu'était leur existence. Désormais tout ce qu'ils s'apprêtaient à vivre les ferait souffrir, et tout ce qu'ils avaient vécu avant aussi, tant la nostalgie de l'insouciance peut rendre fou.

 

extrait cdm 041

extrait cdm 042

 

Il se redresse au creux de la nuit, la nuque humide, la tête pleine d'images de l'enfant. Il rêve qu'il lui arrive du mal. Il voudrait vérifier qu'il va bien. Il se souvient qu'il n'est plus là. Il reste toujours étonné par la fraîcheur de l'évènement, comme si les jours n'avaient aucune prise. Pour toujours, son frère est mort la veille. On lui a répété que le temps répare. En vérité, il le mesure lors de ces nuits, le temps ne répare rien, au contraire. Il creuse et ranime la douleur, chaque fois un peu plus intense. C'est tout ce qui lui reste de l'enfant, le chagrin. Il ne peut pas s'y soustraire ; cela voudrait dire perdre l'enfant définitivement.

 

A la télévision, elle avait vu une publicité qui disait : « Renoncez au banal. » La phrase l'avait heurtée. Elle aurait donné n'importe quoi pour un peu de banal. Pour se fondre dans la masse des gens standard, deux parents, trois enfants, une maison en montagne. Elle rêvait de matins chantonnants et de frère aîné disponible, de musique dans le salon, de copines le vendredi soir. De familles ordinaires, délestées, à peine conscientes de ce priviège.

 

Beaucoup plus tard, devenue adulte, la cadette s'entendrait dire à une amie : « Si un enfant va mal, il faut toujours avoir un œil sur les autres. » Avant d'ajouter, pour elle-même : « Car les bien portants ne font pas de bruit, s'adaptent aux contours cisaillants de la vie qui s'offre, épousent les formes des peines sans rien réclamer. Ils seront les gardiens du phare détestant les vagues mais tant pis, refuser serait déplacé. Un sentiment de devoir les guide. Ils se tiendront là, vigies dans la nuit noire, se débrouilleront pour n'avoir ni froid ni peur ; or, n'avoir ni froid ni peur n'est pas normal. Il faut venir vers eux. »

 

Dira-t-on un jour l'agilité que développent ceux que la vie malmène, leur talent à trouver chaque fois un nouvel équilibre, dira-t-on les funambules que sont les éprouvés ?

 

***

S'adapter, Clara Dupont-Monod, 2021, 171 pages

Prix Goncourt des lycéens 2021,

Prix Fémina 2021,

Prix Landerneau 2021

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