Le Dîner, d'Herman Koch
L'histoire : notre narrateur retrouve pour dîner dans un restaurant chic d'Amsterdam son frère aîné, pressenti pour être le prochain premier ministre des Pays-Bas. Ils sont accompagnés de leurs femmes respectives. Ce qui s'annonce comme un dîner tendu pour cause de mésentente fraternelle va progressivement, très progressivement, se révéler être tout autre chose, avec un sujet bien plus grave, et renverser les images qu'on s'était faites au début de chaque personnage...
Mon avis : un livre dérangeant et formidable. Jusqu'où est-il juste de protéger/privilégier ses enfants ? Comment se place, concrètement, la morale de notre société, et sur quoi s'appuie-t-elle, quand elle se retrouve confrontée à elle-même à l'extrême ? J'ai trouvé ce roman terriblement habile. On commence en douceur, des clichés très classiques s'installent : l'homme politique, l'enseignant, le couple par amour, celui par intérêt, les enfants adolescents, les biologiques et celui adopté, le resto hyper-chic où on vient dîner sur un passe-droit, les frangins... Et puis doucement, l'horreur s'immisce, les masques tombent, on change d'avis, on hésite, on se dit "impossible", le regard que nous livre le narrateur ne peut nier certains faits, il se positionne, on se désolidarise de lui, et c'est perturbant, de ne pas pouvoir accepter ou rejeter en bloc le narrateur, et puis d'être ainsi baladé dans un monde de gris, très gris, de tomber sur le noir, d'hésiter, d'écouter quelqu'un sans pouvoir lui répondre, d'espérer, d'être devant le fait accompli, impuissant.
Le style, lui, est d'une fluidité remarquable, le découpage en parties se référant au menu est une sympathique trouvaille qui fait bien monter la tension.
Au final, une satire terrible de la morale de notre société qui s'est peut-être trompée de valeurs fondamentales et surtout de priorités dans ces valeurs ; une critique sociale pleine de vitriole, mais comme enrobée d'un délicieux biscuit douceâtre très addictif. Décapant !
(j'ai découvert ensuite que le fait divers qui fonde l'histoire est vrai, et ça fait froid dans le dos...)
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Quelques extraits...
Je trouve que c'est un signe de faiblesse quand la conversation porte trop vite sur les films.
C'était comme une tempête qui s'annonce, on range à l'intérieur les chaises de la terrasse, on ferme les volets, mais rien ne se produit. La tempête passe à côté. Et en même temps, c'est dommage. On préfèrerait voir les toits des maisons arrachés, les arbres déracinés et soulevés en l'air ; les documentaires sur les tornades, les ouragans et les tsunamis produisent un effet apaisant. Bien sûr, c'est horrible, nous avons tous appris à dire que nous trouvions cela horrible, mais un monde sans catastrophes et sans violence - la violence des éléments ou la violence de chair et de sang -, voilà qui serait vraiment insupportable.
Claire et moi. Claire et Michel et moi. Nous avons partagé quelque chose ensemble. Quelque chose qui auparavant ne s'était pas produit. Nous n'avons certes pas partagé tous les trois la même chose, mais peut-être n'était-ce pas nécessaire. On n'a pas besoin de tout savoir les uns des autres. Les secrets ne sont pas un obstacle au bonheur.
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Le Dîner, Herman Koch, traduit du Néerlandais Het Diner par Isabelle Rosselin, 2013,
258 pages en version numérique, 360 pages en version poche